Comprendre le revenu de base et le salaire à vie #3

Histoires populaires propose une série de vidéos destinée à comprendre les enjeux, les limites et les vertus du revenu de base et du salaire à vie.

Aurélien Vernet nous explique aujourd’hui qu’une première étape proposant un revenu de base à 500 € est simple à mettre en œuvre avant d’aller plus loin.

 

L’esthétisation de la valeur

Par Martial Bouilliol

Tout le monde connaît la théorie classique de la valeur (Ricardo, Marx…). Tout le monde sait également que cette théorie a été complétée par celle de Walras sur l’utilité marginale puis dépassée à son tour par le concept de l’élasticité-prix de Marshall. Tout le monde s’accorde à penser que la définition de la valeur peut s’articuler autour d’une synthèse de l’ensemble de ces théories. Mais peu d’économistes soutiennent que la valeur procède d’une construction mythique pilotée par le système dominant et que cette construction mythique pourrait occulter l’ensemble des théories économiques de la valeur pour ne plus présenter qu’une théorie esthétique de la valeur. Alors, qu’en est-il réellement ?

Pour déterminer la valeur d’un bien ou d’un service, il suffit en théorie d’additionner sa valeur d’usage correspondant à un besoin et sa valeur d’image correspondant à la mise en jeu d’un affect commun. La somme de ces deux valeurs donnant la valeur d’échange.

La plupart du temps les affects mis en jeu dans la construction de la valeur d’image s’appuient sur une logique anthropologique du désir qui prend racine dans notre rapport à l’altérité. Comme je l’explique dans ma conférence sur « l’Idéologie publicitaire » (Voir ici), cette construction s’articule autour de l’amour propre et du rapport de classes. Nous recherchons dans notre acte consumériste une valeur ajoutée d’image pour nous démarquer des classes sociales inférieures et pour nous rapprocher des classes sociales supérieures. Cette approche a été théorisée pour la première fois par Bernard Mandeville, puis ensuite par Rousseau. Nous la retrouvons également chez René Girard avec la notion du désir mimétique (L’homme désire toujours selon le désir de l’autre) et chez bien d’autres (Marx, Baudrillard… ).

La valeur ajoutée d’image relève d’un processus de construction symbolique permettant au symbole porteur du sens de s’identifier au produit lui même ; Le signifiant devient le signifié. La marchandise toute entière devient valeur d’image. Elle se fétichise. Ce qu’il faut bien comprendre dans ce changement de paradigme c’est la modification de causalité que présuppose cette théorie. C’est notre désir qui confère une valeur à la marchandise et non l’inverse. Ce sont les investissements du désir qui sont les instituteurs de la valeur, nous dit Frédéric Lordon en poursuivant le travail de Spinoza.

La consommation de produit culturel est un formidable exemple de fétichisation du produit consommé et comme preuve de l’inobjectivité de la valeur. La consommation de produit culturel permet de se démarquer des classes sociales inférieures et de s’identifier aux classes supérieures. La consommation de produit culturel consacre le savoir et matérialise la différence. La culture a largement été utilisée par le pouvoir dominant en 1983 tout autant à des fins politiques, pour casser le lien qui unissait depuis 1945 la petite bourgeoisie intellectuelle et le prolétariat, qu’à des objectifs économiques, la stimulation de la consommation. Elle a tellement été utilisée que le produit culturel s’est identifié à sa valeur d’image.

Une œuvre de Damien Hirst par exemple, ne vaut pas par la seule quantité de travail incorporée à l’œuvre, pas plus que pour son utilité marginale ou le niveau de son élasticité-prix, mais bien par le surplus de valeur d’image qu’elle contient. Ce surplus de valeur d’image n’est pas la résultante d’une quelconque mise un jeu d’un rapport entre une demande et une offre. Il n’y a pas plus de demande pour « le requin en plastique dans son aquarium » de Hirst que pour un chien sculpté en ballon de Koons. L’oeuvre de Hirst, ou celle de Koons, est devenue un condensé de valeur d’image au point que la valeur d’usage disparaît complètement. Le prix de ces œuvres n’est donc plus que pure construction sociale, pure convention. La valeur d’échange de ces oeuvres est donc un a priori posé comme tel. Elle résulte d’une construction arbitraire et mythique établie par le pouvoir dominant. Il n’y a pas de valeur en soi, il n’y a que des processus de valorisation. La valeur d’une marchandise ou d’un service est extrinsèque.

A partir du moment ou il n’existe que des processus de valorisation et pas de valeur en soi, c’est le système au pouvoir par le truchement des institutions qui détermine la valeur des marchandises et des services. Et ces institutions déterminent la valeur par la mise en scène des affects communs. Affects communs étant entendus en tant que variation de la puissance d’agir dans la logique Spinosiste. Si nous changions de système nous aurions une hiérarchie de la valeur tout à fait différente. Le travail d’une assistante de vie sociale (AVS), par exemple, pourrait être gratifié d’une valeur plus importante que celle revenant au travail d’un trader. Le prix d’un flacon de Channel N°5 pourrait être inférieur au prix d’une bouteille de lait, tout simplement parce qu’un autre paradigme pourrait engendrer un principe de détermination du prix radicalement différent.

Une nouvelle logique prenant appui sur le matérialisme historique aurait pour le moins l’avantage de nous sortir du principe actuel de négation de la production. Il est assez frappant de constater aujourd’hui que la construction de la valeur induit un déni de la production puisque celle-ci est noyée dans une valeur d’image omnipotente. La valeur d’échange de la marchandise ou du service s’étant intégralement dissoute dans sa valeur d’image, la notion de production de cette marchandise ou de ce service n’a plus d’existence réelle. Le produit fétichisé est fantasmé. Il s’est consumé dans sa consomption.

On voit assez rapidement le bénéfice que peut tirer la classe dominante d’une production occultée. Si la production n’existe plus au yeux de la multitude, sa valeur, de fait, est faible voire nulle. Le travail ne vaut donc plus. Seul le capital reste productif. Le rôle des travailleurs n’est plus central, ce qui justifie la faible part qui leur revient dans l’affectation de la valeur de production entre les différents agents de production . Leur travail ne participe que marginalement à la construction de la valeur et ne nécessite pas en retour de valorisation particulière.

Cette logique justifie toutes les survalorisations du capital par rapport au travail. Les détenteurs du capital sont les grands bénéficiaires de cette esthétisation de la valeur tout en essayant de nous faire croire que la valeur économique est le fruit d’une science quantitativiste. « Les valeurs de l’économie, les valeurs monétaires n’échappent pas à l’ordre commun de la valeur. Les rapports économiques n’échappent en rien à l’empire de l’opinion et de la croyance. » Durkheim.

La structure institutionnelle – pour parler vrai, le pouvoir économique dominant – est productrice des affects communs, et cette production s’opère par un agencement bien pensé entre publicité, communication et industries culturelles. La structure institutionnelle est donc opératrice des fausses valorisations dans le but bien compris de protection du capital des puissants. L’esthétisation de la valeur devient le nouvel enjeu de la lutte des classes.

 

 

 

 

Intégration des classes sociales dans la stratégie de domination néo-libérale

Par Martial Bouilliol

La période Fordiste a donné lieu à une captation de la force de travail du prolétariat au profit de la classe dominante, propriétaire des outils de production. Cette première captation s’est traduite par une contrainte sur les corps. Michel Foucault parlait de société disciplinaire, de Bio-pouvoir….La division du travail est une des manifestations de ce Bio-pouvoir. La captation du savoir et de l’attention participe du même mécanisme. Nous parlons alors de Psycho-pouvoir, puisque celle ci s’exerce sur le psychisme des individus. La captation du savoir et de l’attention a pour but, nous l’avons vu, d’opérer une transformation de la société libidinale, caractéristique de la période Fordiste en société pulsionnelle caractéristique de la période néo-libérale. La société pulsionnelle pourvoit immédiatement à nos futurs désirs, avant même que ceux ci n’aient pu prendre forme, leur construction nécessitant une période de latence. Elle nous contrôle et nous maintien dans le champ de subsistance en court-circuitant notre volonté d’accéder au domaine des consistances.
Dans ce nouveau paradigme souhaité par les think tank, il ne faut pas négliger le travail effectué pendant la période Fordiste qui a rendu possible la constitution de cette société pulsionnelle. La période Fordiste a orienté le désir des hommes vers les objets, travail préalable à tout cloisonnement du champ des consistances.
Ainsi, le nouvel agencement politique permet d’une part l’alimentation automatique de la pompe consumériste du système et d’autre part le contrôle des corps et des esprits afin d’éviter tout phénomène de sédition.
Il est possible à ce stade de préciser et d’affiner la stratégie libérale à l’oeuvre en tenant compte des cibles qu’elle entend activer.
Le pouvoir capitaliste dominant a segmenté sa cible globale en deux catégories : la classe sociale ouvrière et la petite bourgeoisie intellectuelle. Depuis de nombreuses décennies, ces deux classes sociales, parfois rassemblées dans le bloc du même nom théorisé par Gramsci (bloc historique), se sont séparées, la petite bourgeoisie intellectuelle épousant les intérêts de la bourgeoisie. Par conséquent la classe ouvrière s’est retrouvée un peu seule, sans allié, désertée par les forces politiques de gauche, en proie à toutes les tentatives d’instrumentalisation et de manipulation.
Le pouvoir capitaliste ne va pas agir de façon homogène sur ces deux cibles. Examinons tout d’abord l’approche stratégique menée au niveau du prolétariat.
La classe ouvrière ne peut assurer l’alimentation du système. Son pouvoir d’achat est insuffisant. Il n’est pas nécessaire de lui faire adopter une consommation pulsionnelle car celle ci est de toute façon trop faible. Les prolétaires évoluent déjà dans le champ des subsistances et il suffit de les y laisser. Le grignotage des services publics, augmentant le coût des prestations sociales confiées au secteur privé, servira de levier pour mieux les soumettre.
La pression exercée sur le prolétariat permet d’assurer au système l’acquisition d’une main d’œuvre à bas coût, et ceci tant que l’intervention des robots ne s’exerce pas encore à grande échelle… Une fois l’utilisation des robots généralisée, la classe prolétaire sera définitivement rayée de la carte car devenu inutile.
L’approche au niveau de la cible « petite bourgeoisie intellectuelle » est plus délicate.
Pour le maintien de l’équilibre économique du système il est essentiel que cette cible consomme… Il faut toutefois encadrer cette consommation, y injecter suffisamment d’affects joyeux pour qu’elle se mette en branle, mais la contenir dans le domaine de la pulsion afin d’éviter que les sujets n’atteignent le champ des consistances, espace de réalisation psychique pouvant potentiellement favoriser les séditions. Zizek parle d’injonction à jouir. Nous pouvons l’entendre comme une jouissance immédiate, issue de la satisfaction d’une pulsion, bien distincte de la jouissance libidinale caractéristique de la société Fordiste.
Ainsi le capitalisme opère un traitement différencié, adapté à des classes sociales bien distinctes, et permettant l’atteinte d’une efficacité optimale.

Un revenu universel, des visions plurielles

Un revenu universel, des visions plurielles

 

Depuis que le philosophe Thomas Paine, s’est exclamé en 1792 du haut de la tribune de l’Assemblée nationale : « sans revenu, point de citoyen », l’idée d’un revenu citoyen n’a cessé de faire son chemin. Jusque-là cantonnées à la sphère intellectuelle, les propositions de Benoît Hamon et de Yannick Jadot, lors de la présidentielle 2017, ont porté le débat auprès du grand public.

Ce nouvel engouement, qui s’est diffusé notamment via Internet, a remis sur le devant de la scène l’ensemble des propositions émises par de nombreux philosophes, économistes, journalistes, sociologues. Mais les différences de nature entre les propositions, et les visions qu’elles soutiennent, sont substantielles.

Les libéraux voient dans le revenu d’existence une roue de secours du capitalisme. Les perspectives montrent peu ou prou que les effets de la « robolution » et de la progression de l’intelligence artificielle vont engendrer dans les dix prochaines années la disparition d’environ 45 % des emplois (source : rapport du MIT). Le nombre de personnes évoluant en dessous du seuil de pauvreté devrait alors rapidement dépasser les 20 %. Et les conséquences pour l’économie seront catastrophiques, car une partie des classes moyennes, autrefois en mesure de maintenir le système à flot, sera précarisée.

Les libéraux souhaitent donc un plan Marshall de la consommation. En octroyant un revenu universel, la prolongation du système capitaliste serait assurée, pour quelques années encore.

Selon eux, le dispositif réduirait les tensions entre travailleurs et entreprises, facilitant les reconversions, l’accès à la formation, libérant la créativité et les partages d’expérience, réduisant les temps d’activité et fluidifiant globalement le marché du travail. Les coûts de santé publique diminueraient mécaniquement : moins d’arrêts maladie, moins de pathologies liées au stress et au surmenage, moins de souffrance au travail, etc.
L’opportunité de réduire la protection sociale et l’ingérence de l’État est la deuxième raison qui pousse les libéraux à soutenir le revenu universel.

Beaucoup de propositions financent le RU par intégration des prestations sociales non contributives (RSA, allocations familiales) et certaines vont jusqu’à intégrer des prestations sociales contributives (chômage et retraites). D’autres, plus malines, proposent par exemple d’augmenter des cotisations sociales qui n’auraient pas d’équivalent patronal (augmentation de la CSG chez de Basquiat- Revenu Liber).

Selon le philosophe Bernard Stiegler, la mise en place du revenu universel dans sa version libérale (situé entre 500 € et 800 €), pourrait s’avérer dangereuse, s’il devient « un blanc-seing pour transformer la société vers encore plus de dérégulation, donc d’incurie et de prolétarisation ».

Il deviendrait un RSA pour tous, sans grand espoir de gagner plus, et donnerait l’opportunité à certaines entreprises d’accroître leurs bénéfices, laissant un marché du travail-emploi soumis aux pressions sur les salaires et sans espoir d’émancipation pour les travailleurs.

À l’opposé, le revenu universel représente un outil d’émancipation et de lutte contre les discriminations pour de nombreux autres intellectuels, avec l’ambition de permettre aux bénéficiaires de vivre librement et dignement. Le revenu universel rendrait possible le double objectif de libérer le peuple du travail-emploi et de lutter contre la pauvreté, avec un véritable revenu d’existence et non un simple revenu de subsistance. Cette vision progressiste ouvre de nouvelles perspectives et des paradigmes sociétaux inédits. Certains vont jusqu’à proposer une socialisation globale de l’économie (Bernard Friot – Le salaire à vie).

Leur projection sur notre infographie montre le potentiel de modification systémique que ces propositions pourraient apporter. Alors que les propositions des libéraux ne remettent pas en cause les équilibres fondamentaux du système actuel, les propositions du quart nord-est de l’infographie font apparaître des modèles potentiellement innovants. Bernard Stiegler propose, au-delà du revenu de base, un revenu contributif basé sur le modèle des intermittents du spectacle. Le principe est testé en ce moment à Plaine Commune.

Yann Moulier-Boutang se singularise, quant à lui, par le mode de financement de son RU, qui consiste à appliquer une taxe sur les flux de capitaux. D’un montant de 2 %, cette taxe pourrait financer un revenu de base de 1200€ pour l’ensemble des Français, sans toucher aux autres équilibres. Yoland Bresson propose de son côté que la création monétaire bénéficie directement aux individus. Enfin, Bernard Friot, avec son salaire à vie, se distingue par son ambition d’élargir le modèle de la Sécurité sociale aux salaires, via des cotisations alimentant des caisses de répartition. La plupart de ces modèles fixent un niveau de revenu universel au niveau du Smic actuel et au-delà, permettant d’assurer à l’ensemble de la population un revenu d’existence suffisant pour permettre leur émancipation par rapport au travail contraint.

Pour autant, ces modèles ne sont pas tous aboutis, laissant place à la détermination de certains seuils ou de certaines mécaniques par la concertation démocratique. Ces réflexions appellent des réponses à des questions fondamentales sur la notion de travail comme sur celle de la valeur.

Quel est le processus de construction de la valeur ?

Le travail libre est-il productif ?

Quelle est la nature d’une contribution ?

Des problématiques fondamentales qui appellent à l’avenir un débat conceptuel passionnant.

 

Serge Bastidas, Gwendal Uguen, Aurélien Vernet, Martial Bouilliol

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