Le double-jeu de la République
par Serge Bastidas
L’affaire semble entendue et ne plus souffrir le débat : dimanche prochain, nous voterons tous pour Emmanuel Macron. Pour sauver la France, pour sauver la République, pour sauver la démocratie en danger, nous devons nous mobiliser, malgré l’aversion et l’animosité que suscitent le candidat d’En Marche ! et son programme, et leur accorder un suffrage, qui, insistons-nous, « ne sera en aucun cas un blanc-seing » pour gouverner.
Ainsi, face au « péril fasciste » que représente le Front national, tous les « acteurs » de la vie politique française (médias, politiciens et citoyens) se sont mis en marche (c’est le cas de le dire) pour expliquer aux autres (ceux qui doutent encore) ce qu’il faut faire, à l’aide d’une pédagogie bien rodée, dépoussiérant par là même un ancien théâtre de marionnettes qui porte le nom très évocateur de Front républicain.
Notez bien la majuscule au mot front, car elle est cruciale : son omission empêcherait de saisir que ce Front, qui se constitue spontanément par un mimétisme d’affects antifascistes à l’occasion de chaque arrivée du Front national au second tour d’une élection, c’est un véritable mouvement politique, reconnaissable entre tous à sa biologie éphémère (il ne dure que deux semaines) et à sa constitution contrainte (on voudrait faire autrement). En un mot, il s’agit ni plus ni moins que d’un deus ex machina qui revient chaque fois que la Ve République et ses institutions sous respirateur artificiel doivent être ranimées d’urgence.
La force idéologique du Front républicain réside précisément dans sa capacité à mobiliser les citoyens, pourtant de moins en moins enclins à avaler les couleuvres lancées quotidiennement par les experts, pour tirer d’eux un consentement d’un instant, le temps d’un vote. Mais chacun semble y trouver son compte : d’un côté, les électeurs du Front national jubilent d’affronter une énorme coalition, un Goliath qu’ils fantasment un jour de terrasser ; de l’autre, les « Républicains » sont soulagés d’avoir fait leur bonne action en sauvant la démocratie, quitte à s’être un peu salis. Voilà comment se forme une émotion doublement théâtrale, de joie démente et de lamentation hypocrite, sur chaque moitié du visage de Janus de la République sépulcrale. Ceux qui, ne trouvant pas où se placer dans ce schéma des consciences, ont le malheur d’envisager l’abstention, le vote blanc ou le vote nul, sont raillés, moqués, insultés et parfois menacés par les frontistes des deux écoles : ils ont droit à tous les respects que la République unie mais divisée réserve à ses dissidents, ceux qui ne se satisfont pas d’un choix arraché de force.
Et qui peut leur en vouloir, eux qui ont à choisir entre le pire et le pire, entre l’ultra-libéralisme et le nationalisme autoritaire ? Les programmes de monsieur Macron et de madame Le Pen s’opposent, certes. Mais s’ils sont opposés, ils sont surtout complémentaires : ils sont les deux versants d’une même pièce, mais les deux faces n’en sont pas moins hideuses l’une que l’autre. Seulement, l’une a le bonheur d’être plus invisible, plus masquée, moins ouvertement outrancière. Car la destruction progressive du code du travail que nous promet Emmanuel Macron (et qu’il a déjà bien amorcée) et donc la précarisation grandissante des travailleurs, qui en retour alimente l’extrême-droite, ne se voit pas à court terme, mais seulement dans la durée, lorsque tous les effets législatifs de modification des règles du jeu salarial sont entrées dans les stratégies d’entreprises. Aussi, l’une n’est pas pire que l’autre à cause de son racisme ou de sa xénophobie. Mais ceux qui la mort dans l’âme iront soutenir le candidat de l’extrême-finance essaient de nous convaincre de faire pareil par un calcul arithmétique qui veut que le racisme est à peu près pire que tout ; or cette opération est simpliste et grotesque. Ce serait comme nous dire : « si vous vous jetez du 20e étage, vous souffrirez moins que si vous sautez du 30e. » Que la mort soit assurée dans tous les cas n’entre visiblement pas en ligne de compte dans l’équation.
De fait, toutes les exhortations au « courage » et au « dépassement des états d’âme » « nécessaires » pour « faire le choix qui s’impose », au-delà de leur similarité lexicale troublante avec les schèmes les plus typiques de la pensée ultra-libérale (« There is no alternative »), résonnent comme les ressorts d’une terrible manipulation et d’un chantage inconcevables dans un régime qui se prétend démocratique. Elles sont d’autant moins légitimes qu’elles sont hors de propos. Le courage ne réside pas dans l’obéissance aveugle à la bienséance anti-raciste qu’on brandit à tour de bras dès qu’on se confronte au Front national1. Lorsque l’action est mauvaise, le courage réside dans l’inaction ; lorsque le vote est indésirable parce qu’impossible, lorsque le choix est un non-choix, la détermination et la force de caractère se lisent dans les bulletins silencieux, car, dans une situation aussi critique que la nôtre, de tels silences sont les plus éloquents discours.
1 La bienséance antiraciste est une idéologie délirante qui trouve normal de s’unir contre le Front national au second tour à cause de son caractère anti-républicain, mais qui autorise tout de même ce parti à exister à se présenter au nom du droit à la constitution de parti politique garantie par… la République.